mercredi 21 septembre 2011

Hieros Gamos

Dragon de Marduk - fresque émaillée sur la porte d'Ishtar


Le Hieros Gamos ou mariage sacré est une tradition qui a traversé de nombreuses traditions mais dont les plus éclatantes traces nous reviennent sans doute des mythes issus de la Mésopotamie, mot dont l'étymologie grecque signifie pays entre deux fleuves (le Tigre et l'Euphrate dont on soupçonnait être deux des quatre fleuves de l'Eden).





Un fleuve sortait d'Éden pour arroser le jardin, et de là il se divisait en quatre bras.
Le nom du premier est Pishôn; c'est celui qui entoure tout le pays de Havilah, où se trouve l'or.
L'or de ce pays est pur; on y trouve aussi le bdellium et la pierre d'onyx.
Le nom du second fleuve est Guihôn; c'est celui qui entoure tout le pays de Coush (Éthiopie ? Hindi Kush ?).
Le nom du troisième est Hiddèkel; c'est celui qui coule à l'orient d'Ashour (l'Assyrie, donc leTigre). Le quatrième fleuve, c'est l'Euphrate. (wikipedia)



Entre deux fleuves...symboliquement déjà cette terre est une évocation aux épousailles des eaux intérieures.
Vu de façon superficielle, ce rituel du mariage sacré pourrait évoquer d'éventuels rites de fertilité ou une recherche d'abondance matérielle (agricole et humaine). Depuis une bonne dizaine d'année, j'ai été attiré par l'étude de cette ancienne civilisation fondatrice de ce qui m'a en quelque sorte moi-même fondée: l'écriture, cette ancienne civilisation porteuse d'une richesse mythologique que les quelques millénaires qui nous en séparent n'ont pas altérée.

Précisions que le texte même de la genèse hébraïque possède de nombreuses corrélations avec la genèse mésopotamienne. Cela n'est guère étonnant vu le contexte historique et les déportations subies par le peuple hébreu lors des conquêtes des rois babyloniens (relatés dans la Bible et historiquement reconnus) du royaume de Judée.

Cependant on ne peut, comme le font certains historiens, limiter l'influence de cette mythologie à la situation d'exil et la nécessité d'adaptation. Il serait bien naïf de croire que l'élite judéenne, ramenée à Babylone, ne se soit inspirée de ces anciens rituels de la Hiérogamie seulement par souci d'intégration. Il est plus probable que ces rituels, cette connaissance dont les racines s'enfoncent aux fondations même de l'humanité (prenant leur source temporellement et ontologiquement au moment de la "chute"), porteurs d'un savoir essentiel, encore vivant à cet époque, ont laissé des traces profondes dans le fondement même des mythes judéo-chrétiens.



Je ne crois pas personnellement que le sens du Hieros Gamos se limite simplement à l'abondance des récoltes ou à la fertilité des femmes de la cité. Cette interprétation des spécialistes modernes n'est qu'une preuve de plus de l'incroyable fossé qui aujourd'hui nous sépare du Sacré, du numineux.

Voici ce que l'on trouve dans un mythe dédié à Enlil dieu du Souffle par excellence qui évoque fortement le Verbe biblique:

Touche-t-elle le ciel (Sa Parole): voici la crue,
Et d'en-haut se déverse une pluie abondante!
Touche-t-elle la terre: voici l'aisance,
Et d'en-bas les richesses débordent!
Ta Parole, ce sont les plantes! Ta Parole, c'est le grain!
Ta Parole, c'est la crue: la vie du pays tout entier!...

Dans les textes relatant les chants et les poèmes dédiés à la déesse Inanna-Ishtar lors du rituel du Hiéros Gamos, on peut déceler une véritable et profonde invocation aux épousailles intérieures entre le féminin et le masculin de l'Être. Dans certains textes, elle est appelée la toute-blanche ce qui nous renvoie immédiatement à la Vierge, symbolisant un féminin libéré de ses ténèbres, apte à "accueillir" le masculin.

Nous retrouvons cela dans la caste des prostituées sacrées  (nommées ainsi par les grecs dont Hérodote), la caste de ishtaritus, qui offraient leurs corps aux fidèles du temple mais n'en restaient pas moins vierges. J'ai écrit, il y a quelques années, un texte inspiré par cette quête de mon féminin, recherche qui me conduisit jusqu'aux rempart de la grande Babylone dont j'avais l'intuition secrète d'y découvrir quelque chose d'essentiel mais que je ne pouvais encore dire...

A l'arrière du temple, au cœur de petites chapelles, les Ishtaritu, prostituées sacrées, se donnaient aux passants en échange d’offrandes pour le temple. Tout homme déposant sa semence dans la chair consacrée d’une Ishtaritu devait être à son tour ensemencé par le divin. Le ventre de ces femmes, éternellement vierge, symbolisait la terre sainte, terre mère primordiale, que l’homme avait perdue dans les eaux souterraines de sa mémoire et qu’il devait labourer, fertiliser, abreuver de sa sueur et de son désir pour la reconquérir, tel Nabuchodonosor faisant surgir des pierres les jardins suspendus pour la princesse Amytis.

            Le don de l’Ishtaritu ne se réduisait pas au corps, à l’instar de ces prostituées profanes, hommes et femmes, qui vendaient leurs services dans les tavernes et aux abords de la ville.

            Le don de l’Ishtaritu exigeait de l’homme qu’il s’abandonne au divin dans sa totalité, corps et âme, qu’il se laisse ébranler jusque dans ses profondeurs, que tous les repères illusoires de ce monde se dissolvent dans ce retour à la terre originelle, pour qu’il embrasse son reflet et qu’au creux de ce corps sacré, dans le cri muet de l’orgasme, nish libi, ou "lever du cœur", il puisse accoucher de lui-même.

            Ishtar régnait sur l'amour comme sur la guerre car l’amour initié par Ishtar impliquait la mort de toutes les certitudes, l’effondrement de tous les remparts. Pour accéder à cet amour, il fallait mener un  combat acharné contre soi-même, contre la peur inspirée par la béance des femmes, accepter de s’y perdre, de plonger dans ses ténèbres. Cet amour-là ne pouvait naître qu’à travers la mort, non pas la mort stérile, fin de toute vie, réservée aux ignorants, mais la mort qui conduit à la mutation de l’être, à la germination de l’homme nouveau. La mort qui engendre la vie.

            Ishtar était sœur d’Ereshkigal, reine de la mort et des enfers, mais aussi sœur de Shamash, seigneur du soleil et de la lumière. Elle était la clé qui mène à l’un ou l’autre de ces aspects de l’être.

            "Ce qui est noir, je le fais blanc et je fais blanc ce qui est noir."
           
            Encore fallait-il être humble, tel Dumuzi le berger, pour  accepter de mourir en elle.

            Tel n’était pas le cas de la majorité des hommes. Tel n’était pas le cas du grand héros Gilgamesh, valeureux mais aveuglé par son orgueil, auquel Ishtar s’était pourtant offerte. Lui qui cherchait éperdument le secret d’immortalité, perdit à jamais la possibilité d’y accéder en refusant de partager la couche de la déesse. Comment un tel héros qui avait combattu avec tant de fougue Humbaba, le monstre gardien de la forêt de cèdres, avait-il pu craindre de mourir dans les bras d’une déesse?

Les textes anciens faisant mention du Hieros Gamos décrivent le processus qui conduit à cette unité synonyme de prospérité et d'abondance (d'ailleurs le jardin d'Eden, ou celui de Babylone, renvoie symboliquement à cette opulence vitale, ce foisonnement fertile d'un être qui s'est réunifié).

Ishtar choisit donc le berger Dumuzi ou Tammuz (tel qu'il est cité dans la Bible Ezechiel, VIII, 14) pour en faire son "époux":



Quand à moi, à ma vulve, à moi, tertre rebondi,
Moi, Jouvencelle, qui me labourera?
Ma vulve, ce terrain humide que je suis,
Moi, Reine, qui y mettra ses boeufs (de-labour)?...

Sitôt que du "giron" du roi l'eau (-du-coeur) eût jailli,
A ses côtés sortirent les plantes, à ses côté poussa le grain:
Steppe et vergers, près de lui, se chargèrent de luxuriance!

Tandis qu'en la Maison-de-vie (ou Arbre de Vie???...)*, dans le Palais royal,
Sa "femme" demeurait près de lui en liesse;
Qu'en la Maison-de-Vie, dans le Palais royal,
Inanna demeurait près de lui en liesse!









Source: Le mariage sacré de S.N. Kramer

 *Annotation personnelle


Pour connaitre l'origine des illustrations cliquez dessus.



5 commentaires:

  1. Le hasard m’a remis aujourd’hui sous les yeux le passage ci-dessous, extrait de l’ouvrage de Marie-Louise von Franz « Psychothérapie – l’expérience du praticien » Éditions Dervy. Ce passage a trait au hieros gamos et cite un rêve remarquable et impressionnant qui est en somme une très fine expression spontanée du thème du hieros gamos chez une femme du 20ème siècle :

    « Et lorsque deux personnes sont en relation l'une avec l'autre, toutes deux engagées sur la voie mutuelle du processus d'individuation, le thème de la conjonction du couple transpersonnel se constelle. Dans la citation de la lettre de Jung donnée plus haut, il est souligné que dans le hiéros gamos, les noces sacrées, ce ne sont pas deux ego qui se font face, mais « chacun de ceux dont nous touchons le cœur ». Ce surprenant aspect de multiplicité est malaisé à saisir. Tout se passe comme si, dans « l'au-delà », il n'y avait qu'un couple divin, unique, Shiva et Shakti, unis dans une étreinte éternelle, et que l'homme participe à leur conjonction en tant que simple « invité à la fête », selon la description qu'en donne Andreae dans ses Noces chymiques. Cette unité multiple est illustrée par le songe d'une jeune femme qui avait perdu un fiancé aimé d'amour au cours d'un accident tragique. Deux ans plus tard un autre jeune homme s'approcha d'elle, son mari actuel. Elle l'aimait bien, mais quelque chose en elle refusait d'accueillir ses avances parce qu'elle ressentait cela comme une infidélité par rapport au bien-aimé défunt. Elle se fiança néanmoins avec le deuxième prétendant qui lui offrit une belle bague pour ses fiançailles. Ce pas franchi, elle retomba pourtant en proie à ses doutes ; puis elle vit en songe son fiancé mort lui apparaître et lui dire : « Mais c'est moi qui t'ai offert cette bague », en indiquant du doigt l'anneau, cadeau de l'actuel fiancé, qu'elle portait. À partir de là elle put pleinement accepter sa nouvelle relation......................... (comme c'est un peu long, il me faut le couper en deux. Suite au prochain commentaire.)

    Amezeg

    RépondreSupprimer
  2. Suite......
    « Loin de moi d'imaginer avoir compris ce rêve à fond, mais il me semble cependant indiquer le mystère du couple unique dans l'au-delà, dont l'union englobe la multitude « de ceux dont nous touchons le cœur ». Dans la symbolique alchimique cela est représenté par l'image dite de la multiplication : lorsque la pierre philosophale est fabriquée, elle se multiplie d'elle-même par milliers, en transformant en or toutes les pierres et tous les métaux qui sont en contact avec elle. Quand cet événement transparaît à l'arrière-plan d'une rencontre humaine, le dieu et la déesse sont présents et il en découle une sensation d'éternité. Tout se passe comme l’instant de la rencontre terrestre était à la fois ici et maintenant aussi bien qu’éternel ou, comme dit Jung, en « présence immédiate ». ...............................................................
    Lorsqu'une situation relationnelle s'achemine vers une réelle profondeur, on voit le mystère de la conjonction étinceler d'une lueur : fugitive, issue de l'intemporel, à travers la trame de l'en-ile des désirs, résistances, projections et connaissances qui surgissent à la surface. La plupart du temps, ces éclairs ne font qu’illuminer certains instants fugitifs, s'évanouissant aussitôt après. Nous ne saurons jamais saisir ce mystère, mais il me semble important d'avoir au moins l'intuition de ces choses afin de ne pas fermer la porte, par préjugé rationaliste borné, au dieu et à la déesse, si d’aventure ils désiraient entrer chez nous, le thème des noces sacrées ou du hiéros gamos renferme, comme Jung l'a exprimé ailleurs, le mystère de l'individuation réciproque, parce que « rien [...] n'est possible sans amour, [...] car l'amour permet de risquer le tout pour le tout et de ne pas occulter des éléments importants. » La rencontre avec le Soi peut seulement se faire de cette manière. C'est sans doute pourquoi Jung a donné au personnage du Soi qu'il avait peint à Bollingen le nom de Philémon, c'est-à-dire celui qui est plein d'amour, celui qui penche vers l'amour. »
    La poussée vers la totalité est la pulsion la plus forte dans l'homme.»
    (Marie-Louise von Franz « Psychothérapie – l’expérience du praticien » Éditions Dervy.)

    Amezeg

    P.S. Votre créativité sur ce blog fait mon admiration :O, ô Nout ! ;-)

    RépondreSupprimer
  3. Petites erreurs ou manques, j’espère ne pas en oublier. Il faut lire :
    «Tout se passe comme SI l’instant de la rencontre terrestre était à la fois ici et maintenant aussi bien qu’éternel.....»

    et, plus bas:
    «.........fugitive, issue de l'intemporel, à travers la trame de l'ENSEMBLE des désirs,..........»

    Amezeg

    RépondreSupprimer
  4. Bonjour Amezeg,

    Le "hasard" semble très actif en ce moment...

    Les dés semblent jetés. Ce rêve que vous me donnez en extrait est très significatif pour moi car il me rappelle de façon inversée l'histoire d'un homme qui a perdu dans un accident tragique l'amour de sa vie (homme que je connais...).

    J'ose dire aussi que je vis cette "unité multiple" qui est décrite de façon progressive car c'est un long cheminement et évidemment, il n'est nullement dans mon intention de me croire parvenue en une quelconque destination. Par ailleurs arrive-t-on réellement ailleurs qu'en Soi? En cette éternité que nous frôlons lorsque nous revenons pleinement à nous-même?

    Je vais à mon tour vous citer un rêve que vous reconnaîtrez puisque vous en êtes vous-même le "transmetteur":

    "Je me souviens du rêve d'un jeune homme qui avait tenté, quelques temps auparavant, d'expliquer le Yi King à une jeune femme de sa connaissance.
    Il rêvait qu'il était en taxi avec elle et que cette amie lui reprochait soudain, vivement, de ne rien comprendre lui-même au Yi King. Il se tournait alors vers elle pour lui répondre et lui "expliquer" le Yi King, mais pas un mot ne sortait de sa bouche. Seul un très grand sourire s'épanouissait sur son visage, et le véhicule qui les emportait tous les deux se transformait aussitôt en pousse-pousse à la mode chinoise ancienne, bercé par une petite musique très chinoise elle aussi, tandis que le jeune homme constatait qu'il portait un habit de mandarin...Adhésion demandée..."

    C'est un rêve qui m'a marquée.

    Il y a un moment où tout ce qu'on pourrait dire serait de trop. Quand on est en communion avec un être, cela se passe dans un espace sans mots.
    La vie continue à courir comme le pousse-pousse, le flot nous emporte mais quelque chose entre nous est hors du flot. Et là, ce lieu, aucun mot ne l'atteint.

    J'ai parlé de cette multiplication du partage (présente dans la Bible sous diverses formes) ici:

    http://leveildenout.blogspot.com/2006/12/le-partage.html

    et je connais bien cette faculté de la pierre philosophale de transformer les êtres qu'elle touche...C'est dans ce sens que j'entends cette phrase de Neruda:

    Je veux faire avec toi
    ce que le printemps fait
    avec les cerisiers...

    C'est pourquoi le cheminement d'un seul être peut avoir une répercussion sur le monde par la constellation d'éveils (d'étincelles) qu'il déploie.

    C'est aussi en quelque sorte la réponse au pourquoi de ce blog...

    RépondreSupprimer
  5. (suite)


    "Lorsqu'une situation relationnelle s'achemine vers une réelle profondeur, on voit le mystère de la conjonction étinceler d'une lueur : fugitive, issue de l'intemporel, à travers la trame de l'en-ile des désirs, résistances, projections et connaissances qui surgissent à la surface. "

    Hélas aujourd'hui les sacrements du mariage de l'union entre deux êtres ont perdus tout sens initiatique, ce hieros gamos qui est non pas une exigence de fidélité à un être extérieur mais à l'ÊTRE qui unit les êtres...
    Il suffit que l'ego soit froissé pour qu'on tourne le dos à l'autre, pour que l'amour si aisément ressenti au départ s'éteigne comme de l'eau jetée sur la braise (l'eau d'un inconscient encore confus)...

    La relation est une voie d'humilité et une source de connaissance de soi (j'ai pas toujours pensé ça ;) ).

    "La poussée vers la totalité est la pulsion la plus forte dans l'homme.» "

    Et la plus cachée aussi. Combien de désirs de substitution la recouvre?...

    Je voulais vous dire sur un autre sujet, qu'ayant lu un de vos commentaires chez Jean Bissur (http://carl-gustav-jung.blogspot.com/) dans lequel vous abordiez la question du rêve chez Krishnamurti (dans une citation d'Etienne Perrot). Une question qui s'est imposée à moi cet été justement car je lisais la "révolution du silence" (je crois) de K. et j'ai lu le passage où justement il déclare qu'une personne qui fait encore des rêves nocturnes est dans l'illusion.

    Je partage totalement ce qu'Etienne Perrot en dit. Totalement. Il y a en K. beaucoup de choses auxquelles j'adhère mais celle-là me semble nier la nature même de l'être humain...

    De plus comme vous le savez, je suis une incorrigible rêveuse. Et à choisir, je préfère renoncer à l'illumination plutôt qu'à cette richesse intérieure! ;)

    Tant pis si je m'illusionne. Après tout je ne suis plus à une illusion près...

    Merci pour vos commentaires qui font toujours "mouche" cher Amezeg et je suis ravie que ma "créativité" vous touche!

    A bientôt,

    Nout

    RépondreSupprimer